#Profil 3
Julien DeLoro vit un cauchemar. Il a l’impression de n’être plus que l’ombre de lui-même. En fait tout a commencé par une sensation bizarre. Lorsqu’il a cru ouvrir les yeux, il était dans un monde de silence, obscur. A tâtons, il a tenté une sortie de son lit. Au mur, ses cadres vivants étaient d’un gris bleuté froid. Ça il en était persuadé, il était sorti de sa période monochrome. Hier encore, il avait téléchargé des Iris de Vincent Van Gogh. Le doute s’est sérieusement emparé de lui, quand voulant émerger de sa torpeur il a voulu s’immerger dans son bain. La douche froide au propre comme au figuré. Manifestement sa domotique avait pété les plombs pour reprendre une expression obsolète. Le plomb est difficilement recyclable et les surtensions sont redirigées. Y a pas de petits profits.
C’est en voulant envoyer un sos vers son NetManager qu’il a mesuré l’ampleur de la catastrophe. Rien, le néant total. Il pouvait hurler dans son micro (phone), sauter à pieds joints sur son clavier. Pas le moindre frétillement, pas la moindre lueur. Les connexions étaient correctes. La situation ne lui paraissait pas encore désespérée, à condition d’arriver à sortir de sa maison. Après tout, peut-être avait-il oublié qu’il était dans une cinéjeu virtuel entrain de vivre une adaptation moderne de la “Maison Usher”. Il lui suffirait de retirer le visiocasque pour sortir de cette histoire extraordinaire.
Il se retrouva avec une poignée de cheveux dans chaque main.
Bien, la situation était devenue critique.
Il retourna dans sa chambre, et prit son bracelet universel. Il aventura un œil vers le cadran et constata que lui aussi était en rideau. Il se souhaita dans un réflexe d’humour nerveux la bienvenue à Bermudes les Champs. Il déclencha le verrouillage de sécurité mécanique de la porte de derrière. Enfin libre. Il alla jusqu’à sa voiture, mais compte tenu de l’inopérabilité de son bracelet, il dût se résoudre à exploser la vitre avec le nain en kevlar qui orne son joli pavillon. Non sans que les “glass securit” ne lui ait retourné trois fois sur les pieds. Il attrapa son vieux téléphone cellulaire et tenta de l’utiliser avec la bonne vieille méthode du code confidentiel. Il tapa sa date de naissance à l’envers.
>Code connexion erroné
Qu’à celà ne tienne, au troisième essai raté, le volback attirera les arquebusiers et au moins il ne sera plus seul face à son destin.
>Appareil Défectueux-Contactez votre dépanneur.
Bonne blague, avec quoi?
C’est en ressortant de la voiture qu’il aperçut la camionnette de la NetSoft qui se garait devant chez Tim Blarin. Il se mit à faire des grands signes avec ses bras, comme un Robinson sur son île. Il vit Tim un pack de Corona à la main qui accompagnait les deux gars dans sa direction.
#Vue de l’Esprit 3
Il est une direction de la recherche sur les réalités virtuelles qui me surprend toujours. Tout ce qui va dans le sens de modélisation de micro ou de macro réalités à des échelles où le geste de l’homme garde toute son amplitude, je pourrais comprendre. Formidable pour les chirurgiens qui vont un matin se mettre à faire des ablations ou des greffes au coeur d’une cellule. Pratique pour l’exploration interplanétaire. En revanche, je reste sceptique dès que la RV traque la fidélité de la représentation à l’échelle 1:1 dans le réalisme du détail. Pourquoi singer dans une cage technologique un monde qui s’ouvre à nous sitôt que l’on va à sa rencontre. Tout n’est qu’enchevêtrement sans fin de réalités et de métaréalités.
Chad C.Mulligan, Des Espoirs, p75, 1997.
#Subjectivité 3
Pendant que les deux renifleurs font l’inventaire des dégâts avec Julien, je braque une Corona, assis sur la table de la cuisine. C’est pas que je sois sensible à la vue du sang, mais je ne cours pas après le malheur des autres pour combler le vide d’une vie, l’ennui. J’ai pas le temps. Il reste cinq bouteilles. Si par politesse j’en offre une à chacun des deux loufiats, une à mon pote et une pour mes zigues pour les accompagner, il en restera une dans le pack. Sans être maniaque, je ne vais pas en laisser une dans le carton. Impartageable, si je la remmène je suis ridicule, si je la laisse je fais mesquin et il faudra que je supplie Julien pour qu’il la cale dans son frigo.
D’ailleurs, je le sens nerveux. Genre le mec qui perd pied. C’est vrai que là il n’a plus rien, mais rien du tout. Le vrai vertige, celui qui vous place un léger voile entre le cerveau et la boite crânienne.
Heureusement que sa baraque est payée et qu’il a un bout de papier. Sinon, il a disparu de tout. Sa boite ne le connaît plus, sa banque ne l’a jamais connu et tutti quanti. A mon avis, il ne faudra pas des heures avant que son ex ne débarque. Elle aura repéré la disparition de la pension, rencontré l’incrudilité de la banque sur l’existence d’un mari qu’elle n’a jamais eu puisqu’il n’existe pas. Si elle le prend mal elle nous fait une gentille schizophrénie, si elle a de l’humour, elle regrette d’avoir engraissé les tribunaux.
Julien revient, il est furax.
Les deux gars bafouillent comme des pin’s qui parlent. Ils compatissent, expliquent s’excusent.
Au fond de moi j’aurais presque envie d’en rire. Les deux mecs éclusent leur bière en remerciant et en affirmant mal à l’aise, que la Soft fera au plus vite pour lui ré-ouvrir son compte. Même si ses données sont définitivement perdues, il aura un virement de dédommagement au-delà de tout ce qu’il pourrait gagner dans un procès. Pour l’instant il s’en fout, il grommèle dans son coin que le principe, que ses souvenirs ne se marchandent pas, et qu’il veut la peau de Gil Bates.
Quand ils sont partis, je récupère les bouteilles car même son écompacteur d’ordure est out. On sèche les deux nôtres.
#Acte 3
En fait s’il existe deux philosophies informatiques différentes, l’une consacrant le consommateur et l’autre l’utillisateur, il n’y a pas de rupture. Des passerelles permettent des échanges. Il y a d’un coté l’autoroute à péage, de l’autre les petites routes. L’information est tel un paysage, ouvrir les yeux ne coûte rien, mais il y a toujours plusieurs points de vue dont l’accès diffère. Vous pouvez escalader une montagne ou vous faire déposer en hélicoptère au sommet, vous verrez la même chose au point de rencontre. Mais dans un cas il vous faut des jambes et de l’expérience, dans l’autre il vous faut des moyens.
Ecran 3: Scroll Infos Barre
>#Politique Une femme pour la dernière Présidence de la République Française [info][F7]
>#Pratique Comment utiliser notre bel UPC [info][F7] >#Message Janine@Invité : Sujet: Reponse:SOS [net][F2]> …Execute [net][F2] >…Execute Connexion Mail Direct
#Ecran 3: Fenêtre Dialogue
Janine > Qu’est-ce que c’est que ce bintz? Tu fais une régression, tu veux encore me jurer que tu as fait du chemin, que tu as changé? Arrête, arrête, je ne suis pas samaritaine, j’ai ma vie au delà de ta névrose.
Julien > Salut, c’est pire que ça, je suis un fantôme. Je n’existai plus sans toi, je n’existe plus du tout. Le dernier lien qui me raccrochait à toi a disparu. Tu vas râler, mais la pension ne sera plus versée. Je suis dans une situation délirante. Je n’ai plus de compte sur le réseau, comme si je n’y avais jamais existé. Heureusement que Tim me prête sa bécanne. C’est pas du pré-maché, mais ça marche.
Janine > Trop facile, je contacte mes avocats.
Julien > Regarde d’abord si tu as des archives terrestres inviolables et infalsifiable depuis leurs éditions. N’oublie pas que notre divorce a été communiqué à tous les organismes par NetSoft.
Janine > Et alors c’est enregistré ailleurs que sur ton compte.
Julien > Je sens que ton style s’inquiète, et tu as de quoi. Monsieur Simonin, le sécurouteur local de la Soft a connecté son diagnostiqueur sur mon terminal. Il m’a demandé des bricoles sur mon passé supposé, et rien. Il a lancé des tas de robots logiciels de recherche. Aucune réponse. Tous les fichiers pouvant comporter mon nom ont disparu, comme si j’étais devenu un virus. Même mon courrier avec Tim est passé à la trappe. Il a bien un ou deux tirages papiers, mais ils n’ont pas de valeur juridique.
Janine > Et bien tu es content. Je te l’avais dit que c’était n’importe quoi ce mode de communication. Mais rien à faire, le combat de la modernité contre romantisme conservateur. Plutôt ta vanité masculine: en avoir autant que ton mâle de voisin en plus pragmatique. Et moi petite étudiante je n’avais qu’à m’adapter dans l’ombre du respectable prof.
Julien > A ce sujet je faisais partie du jury qui t’a validé.
Janine > Ah non tu ne vas pas m’étouffer une fois de plus en disant que je te dois aussi ça?
Julien > Mon nom est dans ton fichier de validation. Enfin si ton employeur n’a pas besoin de le consulter…
Janine > Je ne craints rien, j’en ai un exemplaire analogique sous résine minérale et un codé sur disquette.
Julien > Merci, tu sauves ton job et le mien. Quand est-ce qu’on se voit?
#Vue d’ici 3
Mustapha Kadoul travaille aussi pour Damien Maturin. Tous les mois il lui fournit des fichiers d’informations brutes sur les matches et les pratiques de Speed Ball. Il convoite aussi des informations pour des tas de consultants, des synthéticiens et quelques particuliers fortunés. Il fonctionne à l’intuition et surtout il connait tous les recoins du réseau. Il sait aussi qu’un netrotteur doit savoir partager de bonnes informations pour garder des relations fiables avec les autres messagers. Et puis il y a l’intox. Farce ou stratégie commerciale, c’est la capacité à la détecter qui fait le bon netrotteur. Il vit seul mais aujourd’hui il passera à l’apéro offert par Damien Maturin.
Damien Maturin est playeur professionnel. L’an dernier il a gagné 75 matchs de SpeedBall niveau Ace sur le réseau. Du coup il va pouvoir vendre des joueurs de son équipe dont le Skill Level a bien augmenté. Il va investir sur un joueur en exclusivité que Mustaph’ a repéré chez un petit concepteur éditeur Tchèque. Il ne vaut pas une fortune, il n’a pas encore été patché dans une équipe, on ne sait pas encore ce qu’il vaudra. La jouabilité est bonne et les caractéristiques de vie n’en font pas un tueur, mais un distributeur. Avec un peu de pratique il en fera la clef de voûte de son prochain Team.
Simonin se dit que les derniers trous noirs n’ont rien à voir avec les dégats causés par les rats logiciels échappés sur le réseau par des apprentis infobiologistes. Il maudit encore Libé qui un jour de 95 avait indiqué qu’on pouvait installer le processus de la vie sur son disque dur en y hébergeant des vers informatiques. Des petits curieux sont allés les chercher sur un gopher US. L’expérience a marché. Il a fallu deux mois à la Soft pour programmer et compiler un raticide.
Les Blarins sont en route. Lou, comme toute adolescente, surtout lorsqu’on la traîne dans une réunion de famille n’a rien à dire. De toute façon elle préfère se taire. Des parents qui croient qu’il suffit de lui offrir le disque qu’elle rêvait …de s’acheter. Et dans cinq minutes la parade des beaufs qui alternent les “Qu’est-ce que tu as grandi, la dernière fois que je t’ai vu tu n’étais pas plus haute que ça”, “Tu fais quoi comme études déjà…Ca mêne où?”, “Dis donc, c’est une vrai jeune fille notre Lou, que dis-je une femme peut-être. Tu dois en faire tourner des têtes…Profites-en, t’as l’âge”, et la tante qui se croit obliger de rajouter, “Alors petite cachotière, ta maman me dit que tu as un petit ami. Il est gentil au moins. En tout cas c’est beau la confiance que tu as dans ta mêre. Ta cousine, elle n’a jamais rien à me dire”. Sur la banquette arrière, assise en tailleur, elle note ses impressions sur son pad opalin. Elle trouvera bien un connecteur pour mailer le tout dans son répertoire, sans omettre d’en faire une copie commentée à Lucie. Elle profitera pour lire les mots de Lucie. Dix minutes qu’elle n’a pas de nouvelle de la seule personne au monde qui soit délire et sensible comme elle. En attendant elle reprend sa partie de “L’Ecume des Jours”. Avec un patche trouvé sur le Web de Gen4 elle a vaincu le nénuphar qui rongeait sa Chloé.
Gil Bates est entrain d’attaquer le dernier chapitre d’un livre.
Téléchargez la version intégrale Softage Remasterise 2011 (pdf)
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